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Le coupable invisible 1/2

Pour terminer l’histoire que j’ai commencée par l’article «ce n’est pas de ta faute !», et afin de mettre la main sur le vrai coupable, permettez-moi de vous raconter un autre épisode qui s’est déroulé quelques mois plus tôt, toujours au retour d’un tournage :

Cette fois-là, l’iPad était resté à la maison. Dans le taxi, le chauffeur semblait très intéressé par «la carrière du petit». Il fut toutefois très étonné d’apprendre que mon fils ne pourra profiter de l’argent qu’il gagne qu’à sa majorité (c’est la loi pour les enfants acteurs). L’homme semblait dire que c’était impossible de faire autant d’efforts et de voyages «pour rien» ! Mon fils lui répondit que cette activité était, pour lui, comme un loisir et qu’il était passionné par ce qu’il faisait.

Voyant que la question d’argent n’intéressait pas l’enfant, le chauffeur s’adressa à la maman :

– J’espère au moins que ma course est payée par ceux qui vous font travailler !

– Oui… Rassurez-vous, tous les frais sont remboursés et souvent avancés, nous sommes bien traités, et mis-à-part le temps que j’y consacre, tout est défrayé.

– Tant mieux… Parce qu’ils abusent quand-même !

Arrivés à destination, Karine demanda tranquillement à ce charmant monsieur :

– Vous acceptez les chèques ?

– Ah non ! Ca fait bien longtemps que les taxis n’acceptent plus les chèques, madame ! Vous devriez le savoir, vous qui voyagez tant…

– Si je vous pose la question, c’est justement parce qu’il y a des taxis qui acceptent encore les chèques. Mais c’est vrai que c’est rare.

– Eh bein moi ça fait plus de 20 ans que je n’ai pas vu un chèque ! Et ceux qui les acceptent encore sont complètement inconscients !

– OK… Alors je vais juste vous demander de patienter 5 minutes, j’ai des espèces à la maison.

– Vous ne pouvez pas partir comme ça !

– Je peux vous laisser ma carte d’identité si vous voulez, et je vous laisse les valises dans le coffre aussi.

– Mais j’en ai rien à foutre de vos valises ! C’est pas ça qui va me payer !

– Ecoutez monsieur, si je cours j’en ai pour 3 minutes. Vous pouvez bien attendre 3 minutes…

– Alors laissez-moi le petit ! Comme ça je suis sûr que vous reviendrez !

– Bon… Puisque vous avez besoin d’un otage, je vais rester dans la voiture, et c’est mon fils qui ira chercher l’argent.

– Vous avez peur de quoi ? Vous croyez que je vais le kidnapper ? Il est même pas connu votre gamin ! J’ai fait semblant de m’intéresser, mais j’en ai rien à foutre ! Moi, je travaille pour l’argent ! Je veux être payé !!!

– Mais vous serez payé, monsieur, dans 3 minutes !

– Ouais ! Je les connais les stars ! Sous prétexte qu’ils sont connus, ils croivent qu’ils peuvent tout avoir gratos ! En tout cas, je laisse le compteur tourner jusqu’à ce qu’il revienne avec l’argent. Ce n’est pas parce que le temps ne vaut rien pour vous, qu’il ne vaut rien pour moi !

Karine comprit que tout ce qu’elle pourrait dire sera retenu contre elle… Elle cessa de discuter avec l’énergumène et s’adressa à son fils :

– Va voir papa et demande-lui 50€. Dis-lui qu’il faut qu’il fasse vite !

Il était tard, je dormais. Il me réveilla en panique :

– Vite papa ! Donne-moi 50€, le taxi garde maman en otage !

Je me suis exécuté, et pendant que mon fils allait payer la rançon, je m’habillais pour participer à la libération… J’ai juste eu le temps de voir le macho ouvrir son coffre et s’amuser à observer Karine peiner pour sortir les valises ! Ensuite, il démarra en trombe, pour rattraper le temps perdu…

Karine était toute tremblante. Elle me raconta la conversation que je viens de vous rapporter, et aussi les 3 longues minutes d’attente, pendant lesquelles il déversa sur elle toute sa haine des femmes : leur insouciance, leur inconstance, leur vénalité… Il l’accusa d’exploiter le talent de son fils pour lui piquer son argent lorsqu’il aura 18 ans !

– Je ne prendrai plus jamais un taxi de ma vie ! Me dit-elle.

– Tu sais bien qu’ils ne sont pas tous comme ça. Ai-je tenté de la rassurer…

– En tout cas, je ne les prendrai plus de la même façon !

– Aïe ! Tu es en train d’ancrer une mauvaise expérience…

– Tu n’as pas idée de la violence des mots !

– Bien-sûr que je m’en fais une idée… Mais je ne pourrai jamais ressentir ce que tu ressens, parce que je ne l’ai pas vécu. Je te propose d’en parler parce que tu peux profiter de mon recul, plutôt que de ruminer ça toute seule.

– OK ! J’embrasse mes filles et on en parle…

Nous en avons donc parlé, et en conclusion j’ai proposé à Karine une technique qui court-circuite l’émotion : une «règle de conduite». Lorsque nous savons d’avance que l’analyse d’une situation peut amener des pensées négatives, des ruminations, des hésitations, des peurs, et des comportements contreproductifs.

L’idée est d’éviter la boucle pensées<–>Emotions et de passer directement à l’action. Nous avons tous des règles de conduite que nous suivons sans les avoir choisies consciemment. Ici, je lui proposais de fabriquer une règle, et de l’adopter en toute conscience :

Avant de partir, prends toujours une «enveloppe taxi» sur toi. Une enveloppe intouchable, bien séparée du reste. D’une certaine manière, cette enveloppe appartient déjà au taxi avant même ton départ. En cas d’entorse à la règle, évite de proposer le paiement par chèque, car c’est ce sujet qui a déclenché la communication violente. Lorsque tu te sentiras à nouveau en paix avec les taxis, tu pourras revisiter ce principe.

Karine acquiesça avec le sourire. La règle fut adoptée, et le taxi resta un bon moyen de transport. Mais toute règle a des exceptions, et le soir où l’iPad fut oublié, Karine n’avait pas «d’enveloppe taxi» sur elle. Ou plutôt, elle ne l’avait plus, car lorsque mon fils voulut acheter des souvenirs de Grenoble à sa petite amie, elle dut payer en espèces et utilisa l’enveloppe interdite…

La conductrice de ce soir-là (Houria) s’est montrée particulièrement gentille et fière d’accompagner «une star» à son domicile. Il n’y avait donc aucune raison de s’inquiéter, en théorie. Mais une expérience pratique a démontré que cette apparente sympathie ne garantissait rien, et que tout pouvait basculer au moment de passer à la caisse… Le «rapport à l’argent» peut casser des liens d’amitié voire de fraternité. Ce qui fait du «rapport transporteur-transporté» quelque chose de très fragile… Karine décida d’éviter la proposition de payer par chèque. Lorsqu’ils arrivèrent à proximité de la maison, elle glissa à l’oreille de mon fils :

– Je n’ai pas assez d’argent sur moi… Le temps que je retire la valise du coffre, cours voir papa et demande-lui 50€ !

Vous imaginez la course ! Il se rua hors du taxi ! Dans sa précipitation il oublia le sac qui était à ses pieds. Il pensait certainement qu’il pourrait le récupérer après cette mission prioritaire…

Pendant qu’il courait, Houria descendit de la voiture et se dirigea vers le coffre. Elle sortit la grosse valise et la posa à terre avec délicatesse et galanterie. Elle avait visiblement du temps pour ses clients… Elle discuta tranquillement avec Karine pendant les 2 minutes qui restaient, et la gratifia d’être au service de la passion de son fils… Karine lâcha une larme qui n’aspirait qu’à s’exprimer.

C’est suite à toutes ces émotions que mon iPad partit vers une destination inconnue… Vous connaissez la suite de l’histoire.

—–

Lorsque j’ai raconté le premier volet de cette intrigue, quelques lecteurs m’ont écrit que je déresponsabilisais mon fils un peu trop facilement ! Qu’il était bien évidemment responsable de cet oubli, et qu’en tant que père proactif, je devais l’éduquer pour qu’il reconnaisse ses erreurs. A présent que vous connaissez toute l’histoire, et en remettant les évènements dans l’ordre, il est clair que je pouvais dire à mon fils : «Ce n’est pas de ta faute !».

– Oui mais Stéphane, me direz-vous, vous n’avez pas commencé l’histoire par le début ! Le jugement était faussé, par manque d’informations. On comprend mieux votre tolérance, mais il fallait être au courant de toute l’histoire.

Je suis d’accord ! J’ai volontairement commencé à l’envers… Ce qui me permet de vous proposer une première réflexion :

Au-delà de cette histoire, dans la vie de tous les jours, les informations vous parviennent-elles toujours dans le bon ordre ? Lorsque vous portez un jugement, avez-vous la certitude que vous connaissez toute l’histoire ?

A++

Stéphane SOLOMON

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jose
jose
9 années il y a

Il y a quand même des coups de pieds au c… qui se perdent, non?

Je parie que Houria va ramener l’ipad. Mais le chauffeur de taxi agressif, quand prendra-t-il la leçon qui le poussera à changer de comportement et à respecter les gens (j’avais envie d’écrire “aimer son prochain”, mais on est trop loin…) ?

Allez Stéphane, fais nous plaisir, dis nous qu’il a brulé un stop dans sa précipitation et qu’il a perdu son permis de conduire! 😉

Et tu as raison, les informations ne nous arrivent pas dans l’ordre. Cela me ramène au magnifique film “collision” de Paul Haggis.

Allez, je me calme : le chauffeur de taxi agressif avait peut-être été renvoyé à une expérience très désagréable dans le dialogue avec Karine. Il y a peut être mieux que le coup de pieds au c… pour ce pauvre bougre. (je me fais violence, là 😉

A bientôt.

Jose

jose
jose
9 années il y a
Répondre à  Stéphane SOLOMON

Ah oui, j’ai raté un épisode! (je retourne à ma boite mail 😉 ) Bien vu sur le terroriste.

Bonne continuation.

Kaour
Kaour
9 années il y a

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Véronique O
Véronique O
9 années il y a

Bonjour à vous tous,
Belle histoire, belle leçon.
Oui, c’est difficile d’avancer dans nos propres histoires, quand on se débat avec des choix de multiples planches pourries (ou dubble bind) et que les éléments incomplets nous arrivent dans le désordre.
Et la difficulté n’est peut-être que là.
Faire ce qu’il faut faire, quand c’est nécessaire et que c’est à nous même de le faire n’est pas difficile en soi, tant que l’on est dans une zone connue ou de confort et ne pas connaitre certains éléments, nous font avancer à tâtons de peur de tomber ou se faire mal en ne voyant pas l’obstacle peut ou pas encore visible, d’où l’inconfort et la retenue de faire.

Merci pour l’explication de mise en place de : “règle de conduite” cela me parait fort “aidant” pour dépasser une peur.
Pour du film qui laisse penser longtemps : Incendies de Denis Villeneuve

Bonne suite d’été
Véronique O

SENECA Fabrice
SENECA Fabrice
9 années il y a

Au risque de passer pour quelqu’un qui veut absolument avoir raison (ça m’arrive parfois mais je peux vous assurer que ce n’est pas le cas ici) je pense que les mots ont un sens qu’il convient de rappeler. Quoi de plus précis que le droit pour cela ?

N’importe quel juriste vous dira que lorsque l’on confie un bien à quelqu’un, il a ce qu’on appelle “la garde de la chose” qui l’en rend responsable.

Si mon voisin me confie son ipad et que je l’abîme ou comme dans notre histoire que je le perd, c’est moi le responsable et je devrais le remplacer. c’est d’ailleurs pour cela qu’il existe ce que l’on appelle une “responsabilité civile”, en l’occurrence une assurance qui le protège et me protège de ce type d’aléa.

Dans le cas qui nous intéresse j’ai “failli” à mon devoir de vigilance. Faillir vient d’ailleurs du latin “fallere” qui a donné le mot “faute”.

Maintenant il existe ce que l’on appelle des “circonstances atténuantes” qui relativisent l’importance de cette faute (mais sans pour autant l’effacer !).

Ce que je veux dire, c’est qu’il ne faut pas confondre les faits et l’origine des faits (ici les circonstances dans lesquelles ils se sont produits).

Juridiquement je suis tenu de réparer le préjudice (article 1382 du code civil qui précise que : “tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer”). Mais compte tenu des circonstances les juges pourront dans certains cas prononcer une condamnation sans peine, la faute étant considérée comme “non punissable”, mais cela n’enlève pas le caractère fautif des faits.

Voilà ! Désolé pour cette petite leçon de droit mais une fois encore les mots ont une signification importante… Ne dit-on pas que la parole crée ?

SENECA Fabrice
SENECA Fabrice
9 années il y a

En fait, ce que je veux dire, c’est qu’il faut remplacer “Ce n’est pas de ta faute” par “Ce n’est pas grave”, ce qui n’est pas du tout la même chose… 🙂

jose
jose
9 années il y a
Répondre à  SENECA Fabrice

Aïe! Merci Fabrice, l’explication de droit m’a intéressé.
Pour gérer la situation décrite, je préfère les mots qui soignent, même s’ils ne sont pas juridiquement étanches.

SENECA Fabrice
SENECA Fabrice
9 années il y a
Répondre à  jose

Entièrement d’accord sur “les mots qui soignent”. Ils sont fondamentaux. Encore une fois on ne construit rien sur de la culpabilité. Les formules que j’aurais utilisées auraient juste été :
“Tu ne l’as pas fait exprès” (pas d’élément intentionnel), “Cela serait arrivé à n’importe qui même à moi ou à ta maman dans de telles circonstances”, ou encore : “Il n’y a pas mort d’homme”, et surtout : “Je ne t’en veux absolument pas”…etc.

dominique F
dominique F
9 années il y a

Bonjour à tous

J’aime ce terme “des mots qui soignent”….
Concernant l’avis porté sur les faits et les gens, il est évident que nous ne recevons pas les informations dans l’ordre. Ce qui rend d’ailleurs le “jugement” très difficile : quand savons-nous que nous disposons de toutes les informations nécessaires pour être en mesure de juger. S’il faut ou si l’on “souhaite” juger…. Cela me renvoie d’ailleurs au jugement d’une prise de décision, porté a posteriori, et qui induit parfois la phrase connue “il n’aurait pas du” (oublier l’Ipad, prendre à gauche, recruter cette personne…) alors que toutes les informations connues maintenant ne l’étaient pas au moment de la prise de décision. On oublie souvent cela et on est parfois (souvent?) sévère vis-à-vis des comportements d’autrui, peut être même de soi même (“je n’aurais pas du”) – cela c’est pour moi !!

Merci Stéphane pour toutes ces opportunités de réflexion.. et tous ces récits qui les portent,
A++

Florence
Florence
9 années il y a

Bonsoir,
Oui les choses ne nous arrivent pas toujours dans le bon ordre, c’est indispensable de le rappeler, merci. C’est particulièrement vrai quand on “débarque” dans un nouveau groupe, ou nouvelle entreprise, quand les autres ont entre eux des références qui nous échappent.

Ce qui m’échappe ici c’est ta réaction à toi : tu t’en prends à ton fils et pas à Karine, qui pourtant est doublement impliquée. Parce que les taxis c’est son problème à elle, pas à celui de ton fils, et parce que c’est elle qui est responsable de cet ipad vu que c’ets à elle que tu l’as confié. Quadruplement impliquée même : c’est SON fils aussi 🙂 et elle se doit de le protéger contre des accusations abusives et des réactions épidermiques d’un adulte et elle connaît et pour cause la racine de cette histoire. Et enfin : elle pouvait aussi penser à récupérer le sac de votre gamin dans le taxi. Et tout ça à l’évidence tu en étais parfaitement conscient. Mais c’est pas à elle que tu dis “tu aurais pu faire gaffe quand même !” tu dis à ton gamin qu’on ne peut jamais lui faire confiance.

Qui dans d’autres circonstances peut-on mettre dans le rôle du gamin, dans celui de Karine ? Le collaborateur parce qu’on ne peut pas s’en prendre à un collègue de même niveau ?

Heureusement on ne discute pas avec ses enfants (collègues, conjoints, voisins, amis…) avec le code pénal dans la main. On a un sens moral qui normalement s’exerce spontanément, le code pénal n’est que la référence commune et le recours en cas de conflit qu’on ne peut résoudre seul.

A la relecture de tout ça, je comprends bien entendu ton “c’est pas de ta faute”. Mais je crois que j’aurais préféré un “excuse moi, je m’en prends suis pris à toi alors que tu as juste voulu rendre service”. En mantra c’est un peu long tu me diras 🙂

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